Dans le livre Deux siècles d’aventures, le chapitre consacré à la seconde guerre mondiale vécue depuis Sochaux est poignant. Poignant de complexité, comme pouvait l’être l’époque, il montre à quel point l’entreprise – et Peugeot en particulier – pouvait compter dans le conflit.
Je passe les histoires autour du Service du Travail Obligatoire ou de la politique omniprésente autour du maréchalisme jusqu’en novembre 1942 (morceau très intéressant pour ceux qui oublie, aujourd’hui, ce que pouvait représenter Pétain pour l’immense majorité des Français au début des années 1940)… Non, ce sont les nombreux épisodes de sabotages successifs visant à influer doucement sur la guerre et à sauver autant l’usine que ses hommes, qui m’ont profondément passionné.
En décembre 1942, les représentants des Peugeot refusent catégoriquement les nouvelles réquisitions de travailleurs pour l’Allemagne. La pression mise par Pierre Sire – qui gère alors le ravitaillement du personnel et aide les employés déjà déportés – met les Allemands face à leurs contradictions. Car, dans leur camp, deux conceptions s’affrontent. Albert Speer veut se servir de l’industrie française pour profiter au IIIe Reich, tandis que Fritz Sauckel, un militaire, veut récupérer 350 000 travailleurs pour les usines allemandes.
Peugeot gagne du temps… Mais l’armée allemande organise des rafles. La résistance politique ne permet que de gagner quelques semaines. Les employés organisent donc une grande grève le 1er mars 1943. Et lorsque des descentes de police sont programmées, la direction fait passer l’information. Seuls les plus âgés et les femmes sont dans les murs. Les autres sont cachés.
La situation est pourtant intenable face à l’occupant. L’Allemagne impose une nouvelle coopération… Peugeot devra travailler avec Volkswagen, sous la pression d’Albert Speer, Ministre de l’Armement et des Munitions. Et si Jean-Pierre Peugeot craint l’arrivée de Ferdinand Porsche chez lui, les deux hommes trouvent vite un terrain d’entente.
Evidemment, Porsche vient en Franche-Comté pour produire des camions (dérivés de Ford), des chenilles, des roues de blindés, des pièces d’avion et la version militaire de sa Coccinelle (Kubelwagen)… En contrepartie, Ferdinand Porsche met un terme aux déportations des travailleurs.
Et pourtant, Jean-Pierre Peugeot joue encore un double jeu. Il s’occupe du mieux possible de ses nouveaux amis allemands. Il les invite à Paris autant que possible pour leur faire oublier les inspections des usines, truque les rapports et invente de nouvelles procédures pour ralentir les productions.
En 1940, Peugeot avait mis quatre mois pour fabriquer le fuselage de l’avion Amiot. Un an après la prise de pouvoir de Ferdinand Porsche, le Ta 154 qui devait concurrencer le Spitfire n’existe pas encore ! Jean-Pierre Peugeot est soutenu par ses directeurs qui inventent la productivité à rebours et deviennent des dieux de l’inertie.
Frère cadet de Jean-Pierre, Rodolphe a des contacts avec la résistance, dont Jean Moulin qui commence à unifier les mouvements de la région. C’est ainsi qu’il rencontre César, un officier des opérations spéciales britanniques. Hésitant, il lui demande de faire passer ses messages par Radio Londres pour s’assurer de sa loyauté avant de le financer.
Durant deux semaines, la famille Peugeot se réunit autour du poste pour écouter la BBC, pourtant interdite en zone occupée. Et arrive : « Ici Londres : la vallée du Doubs est bien belle en été. Je répète : la vallée du Doubs est bien belle en été. »
Rodolphe Peugeot confie une camionnette munie d’un laissez-passer et un acompte de 150 000 francs à l’agent britannique. Chaque mois, il ajoute 50 000 francs supplémentaires.
A l’usine, on continue d’affronter les Allemands lors de réunions interminables. Les Peugeot refusent de construire des avions. Il faut dire que Sochaux est sur le chemin et l’aviation britannique en route pour l’Italie et que les Brasseries de Sochaux viennent de repeindre en blanc leurs immenses cheminées. La cible est trop belle !
Le 16 juillet 1943, neuf Halifax lancent d’ailleurs des fusées éclairantes au-dessus de la ville. Derrière six Pathfinder ajoutent des fusées rouges. Et 137 autres Halifax envoient un déferlement de feu. Le déluge de bombes rase Sochaux et une trentaine, seulement, touche l’usine. 125 morts sont dénombrés.
Le vent tourne… César en demande plus à Rodolphe Peugeot qui voit ses compagnons de résistances être arrêtés un à un. Il devient Pierre Clément et quitte sa famille – pour les protéger – durant quinze mois.
A l’usine, Jean-Pierre Peugeot ne peut plus jouer. Ferdinand Porsche abandonne la gestion des usines à son gendre Anton Piëch. L’ambitieux Piëch est intraitable. Il passe commande d’un nouveau fuselage et impose un développement rapide.
Jean-Pierre Peugeot et son bras droit Maurice Jordan inventent encore des raisons de ne pas faire tourner l’usine à plein régime. Ils gagnent quelques semaines jusqu’à ce qu’Anton Piëch menace de fermer, lui-même, l’usine. Ils décident alors de demander à ce que l’un de leurs ingénieurs visitent le site de Fallersleben, en Allemagne, pour étudier la fabrication du fameux fuselage.
Ils ignorent alors à quoi serviront les pièces voulues par Piëch, mais les services secrets anglais craignent le développement d’une fusée révolutionnaire. L’ingénieur Cortelezzi confirme alors que l’objet est une fusée. L’information parvient aux Anglais qui rasent, une semaine plus tard, l’usine allemande.
Irritée par l’inertie de Sochaux, Ferdinand Porsche annule sa commande et la transfère en Meurthe-et-Moselle. Le premier V1 touche Londres après le débarquement. Les Peugeot ont réussi leur œuvre en ralentissant les productions.
Durant la dernière année de la guerre, des centaines d’action de sabotage ont freiné le rendement des usines Peugeot, sous le consentement du patron. Mais beaucoup de ces héros ont été arrêtés, torturés, déportés et tués… Jusqu’à créer des tensions parmi les Allemands. Lorsque Hulf, directeur régional de la Gestapo, organise une descente pour embarquer toute la direction, Ferdinand Porsche s’y oppose personnellement : « Si vous arrêtez tous les directeurs, ça ira encore plus mal ! »
Le créateur de Volkswagen était un brillant ingénieur, mais sans doute pas un chef de guerre. Jean-Pierre Peugeot et « ses » Peugeot ont pu héroïquement en profiter !
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