Un personnage de manga, une statue de cinq mètres érigée chez Nissan pour célébrer les dix-sept ans de son règne, une mainmise sur trois marques emblématiques de l’industrie automobile… Carlos Ghosn était un modèle à part. En quelques heures, il a tout perdu. 2018 fait décidément bien mal aux grands de ce monde après les quelques mois de prison de Rupert Stadler (Audi) et la mort de Sergio Marchionne (FCA).
Lancé par l’exceptionnel Louis Schweitzer, Carlos Ghosn a quasiment tout réussi.
Mais le « Chairman » a été détruit par celui qu’il désignait pour successeur. Depuis des mois, Hiroto Saikawa est le vrai patron opérationnel de Nissan. Il était l’élu pour succéder au demi-dieu que représentait Carlos Ghosn. Pourtant, Saikawa n’a – semble-t-il – pas voulu s’encombrer de ce lourd héritage. Et inutile de croire que ce ne pourrait pas être « dans la culture japonaise »… Chez Nissan, beaucoup de décisions n’ont pas suivi le style nippon depuis ce début de millénaire.
L’homme aux sourcils en accents circonflexes a réussi des choses extraordinaires. Accueilli comme un chef d’état, capable de traiter en face à face avec Vladimir Poutine ou Xi Jinping, il a réussi les projets lancés par son prédécesseur Louis Schweitzer. À ses débuts chez Renault, Ghosn est vu comme le bras armé du patron. Il participe à la division par deux des effectifs de l’ex-Régie, il ferme Vilvorde et il démêle l’union mal créée avec Volvo… En 1999, il est surtout envoyé au Japon pour sauver ce qui peut être sauvé de Nissan. Ford et Daimler-Chrysler avaient abandonné l’idée d’un rapprochement en découvrant une dette de près de 20 milliards d’euros. Schweitzer avait cru dans les capacités de Carlos Ghosn pour tenter un pari fou…
À l’époque, le plan est inédit pour le Japon. Premier patron étranger d’un grand groupe automobile local (seul Mazda avait eu des présidents venus d’ailleurs sous la direction de Ford), Ghosn promet une rentabilité en quelques mois, au prix de cinq fermetures d’usines et de la suppression de plus de 20 000 postes. L’emploi à vie est aboli et une politique de performance est imposée. Marge opérationnelle, marge opérationnelle, l’expression est répétée inlassablement. Un an après, Nissan gagne de l’argent. Moins de quatre ans plus tard, la dette abyssale est totalement remboursée. Inimaginable chez nous, la politique de Carlos Ghosn est acceptée au Japon. Il est surnommé le Cost Killer et ses résultats en font une star.
Le gaijin (étranger) a réussi et Nissan ne veut pas le lâcher. Lorsque Schweitzer décide de prendre du recul, c’est logiquement que Carlos Ghosn prend la direction totale des deux marques. Renault et Nissan, la France et le Japon. Il magnifie le projet Dacia lancé avant lui et il fait survivre ses marques à la profonde crise financière de 2008. Une fois le trou passé, Carlos Ghosn reprend sa marche en avant. Il signe un partenariat avec Daimler dans lequel Nissan et Renault sont impliqués, puis il avale la majorité d’AvtoVAZ et il prend une large participation d’un Mitsubishi en plein doute via Nissan. Mieux, il se place en leader tout puissant de l’électrification de l’automobile avec ses Renault ZOE et Nissan Leaf.
Carlos Ghosn avait même réussi à manipuler les médias. Après avoir choisi de prendre 40 % du capital de Challenges, le patron des Nissan, Renault et Mitsubishi s’était autoproclamé « numéro 1 mondial de l’automobile » en confondant les groupes et les alliances pour faire croire que Renault, qui ne possède pas la majorité absolue de Nissan ou Mitsubishi, avait désormais davantage de poids que Toyota, Volkswagen, Ford ou General Motors en jouant avec les chiffres de 2017.
Mais Carlos Ghosn est aussi talentueux dans les affaires que compliqué pour ses équipes. Il use ses numéros 2. Chez Renault, Patrick Pelata saute dans une vraie-fausse d’espionnage qui oblige le Président de Renault à s’inviter au 20 Heures de TF1 et Carlos Tavares est mis à la porte pour affichage d’ambition chez Bloomberg… Chez Nissan, dans un schéma identique au départ de Carlos 2, c’est Toshiyuji Shiga qui doit démissionner en 2013 pour ouvrir la porte à un certain Hiroto Saikawa au cœur d’une direction générale à quatre têtes qu’il s’est attaché à couper une à une.
Tout puissant, Carlos Ghosn joue sur un équilibre précaire. L’Alliance a conservé les rapports de force de 1999. Renault est capitalistiquement mieux représenté que Nissan. Mais le Japonais est devenu bien plus puissant, dans tous les domaines, que son cousin français. Est-ce que Carlos Ghosn visait vraiment une fusion totale des deux marques ? Souvent évoquée sous le manteau, l’idée n’avait jamais été présentée. Selon le Financial Times, qui parle de sources proches du conseil d’administration de Nissan, Carlos Ghosn allait exposer ce plan au printemps prochain…
Depuis plusieurs semaines, le principal objectif d’une partie du conseil était de trouver une façon de bloquer le projet du Chairman. Le Coup d’Etat serait donc bien réel selon le média américain. Carlos Ghosn aurait fait l’objet d’une série d’enquêtes, dont l’une met en cause le numéro 1 et Greg Kelly, un autre étranger du Conseil d’Administration et fidèle de Ghosn, sur une affaire de fraude fiscale. Une fois le dossier bien ficelé, il a simplement été transmis aux autorités japonaises qui ont attendu l’arrivée de l’avion privé qui transportait Carlos Ghosn jusqu’à l’aéroport d’Haneda pour l’interpeler face à la presse, mise discrètement dans la confidence.
Dans la minute, Hiroto Saikawa s’est fendu d’une conférence de presse violente, composée pour détruire le mythe Ghosn. Pourtant, la notion d’abus de biens sociaux est bien moins réelle au Japon qu’elle ne l’est en France. La plupart des grands patrons, moins bien payés que dans d’autres pays, bénéficient d’une frontière très poreuse entre la vie professionnelle et la vie personnelle qui autorise une certaine confusion. À l’heure de tuer le père, Hiroto Saikawa ne s’est absolument pas embarrassé de ces considérations.
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